Revue Spécialiséé Trimestrielle

UNE APPROCHE ANTHROPOLOGIQUE DES ARTS DU SAM’A SOUFI A L’OUEST DU MONDE MUSULMAN

Issue 6
UNE APPROCHE ANTHROPOLOGIQUE DES ARTS DU SAM’A SOUFI A L’OUEST DU MONDE MUSULMAN

C es cercles soufis sont devenus, dès lors, une des formes marquantes de la vie spirituelle de l’Ifriqiya et du reste de la partie occidentale du monde musulman. Ils ont contribué à l’apparition de manifestations culturelles rituelles qui ont dépassé leur finalité première pour devenir des formes de chant, de sam’a, de cérémonies religieuses et spirituelles populaires porteuses de fonctions psychologiques, sociales et culturelles multiples. Les festivités liées à la célébration du mouled (anniversaire de la naissance du Prophète) ainsi que les kharjas (cortèges psalmodiant des chants religieux) et les célébrations rituelles des saints ont été, dès lors, organisés dans le but d’implorer la baraka (bénédiction divine) et de se prémunir contre les maux et les coups du sort. C’est dans ce cadre que des zajals (chansons populaires), des poésies et des oeuvres assonancées ont été écrits qui sont venus enrichir le florilège écrit des poésies consacrées à « l’amour divin » et des autres poésies consacrées à l’éloge du Prophète, comme la burda d’Al Boussayri.

Depuis le VIIe siècle de l’Hégire (XIIIe) ce patrimoine musical sert à animer des rencontres, des assemblées, des célébrations rituelles et spirituelles qui donnent lieu à de véritables performances artistiques, en accord avec le goût des mourides (ceux qui aspirent à s’élever) pratiquant le dhikr (invocation) et du reste du public qui suit assidûment ces séances. Une symbiose s’établit à travers ce flux extatique et cette profonde sensibilité spirituelle émanant de la matière poétique qui fonde l’art lyrique. Celui-ci est présenté par le groupe de sam’a soufi, au moyen d’un spectacle qui touche à la représentation théâtrale, pour ne pas dire qu’il est d’essence théâtrale. Sans qu’il eût fait au départ l’objet d’une mise en scène théâtrale ou d’une réflexion sur la dramaturgie cet art a en effet pleinement joué le même rôle que le spectacle théâtral.

On voit, ainsi, que ces prestations soufies ont assumé une fonction théâtrale dans des sociétés qui n’ont pas connu l’art de la scène et qu’elles ont apporté à de larges couches sociales des plaisirs de l’âme et des jouissances esthétiques que seuls le support poétique, les mélodies et les rythmes du sam’a pouvaient leur procurer, d’autant plus que les célébrations qui en sont l’occasion coïncident avec des festivités religieuses ou des cérémonies de circoncision ou de mariage où le public manifeste par sa ferveur son aspiration à la baraka divine. Ces manifestations culturelles tout autant qu’artistiques et spirituelles ont permis à de vastes catégories de la société traditionnelle maghrébine de s’intégrer à la culture et à l’identité arabe et islamique. La culture savante n’avait pas eu en effet suffisamment de rayonnement pour atteindre véritablement le pays profond du Maghreb, qu’il s’agisse des zones rurales ou des contrées les plus éloignées des centres urbains. Les textes du sam’a et des chants soufis se sont donc affirmés comme une sorte de répertoire culturel offert à toutes les couches sociales qui ont pu, dès lors, trouver leur place à l’intérieur du grand édifice du sacré et de la civilisation. Il suffit à cet égard de noter que beaucoup d’enfants recevaient les premiers rudiments d’instruction, comme l’apprentissage de l’alphabet, des règles de base de l’arabe ou de certaines sourates du Coran, dans les zaouias (mausolées des saints) et les ribats (lieux de retraite) édifiés par les ascètes et les soufis.

L’auteur a étudié ce patrimoine culturel, spirituel et esthétique à travers l’oeuvre des grands maîtres, comme le saint Abou al Hassan al Chadli (mort en 656 H/1258), fondateur de la confrérie chadélite qui s’est répandue dans l’ensemble de l’Afrique du nord, grâce à la Aïssaouia, du nom de Sidi Mohamed ben Aïssa (mort en 933H/1526), lequel fut à l’origine de l’éclosion des arts du malouf al jed qui s’accompagnaient de démonstrations de spiritualité, de dévotions, de manifestations d’amour divin et d’éloges du Prophète, mais aussi grâce à la confrérie soulamite, du nom du Cheikh Abd el Salam al Asmar (mort en 981H/1573). Nous nous sommes également intéressés aux arts du sam’a chez les noirs d’Afrique qui se sont convertis à l’islam et dont certains ont émigré dans des pays du Maghreb, comme la Libye, la Tunisie ou le Maroc. Le sam’a revêt chez les membres de cette communauté la forme d’un culte secret et mystique, lié à la croyance qu’ils entrent en contact avec des forces spirituelles occultes, tels que les djinns et autres. Une telle croyance a contribué à la naissance de l’idée d’une thérapie par la musique chez ces communautés qui pratiquent certains types de musique liturgique.

Mohamed Kahlaoui-Tunisie

Toute Issues