Conte populaire et culture de la violence
Issue 3
Le récit met ainsi en lumière le phénomène de la violence culturelle et physique qui va jusqu’à la négation de l’homme. Il dénonce le scandale de la tyrannie idéologique avec ses répercussions illimitées et met en lumière toutes les incidences de son action de destruction de l’homme et de son identité culturelle. Le lecteur qui veut mettre à jour le sens profond du conte du Jarjouf doit prendre appui sur les instruments de la lecture idéologique et culturelle pour comprendre les mécanismes régissant la raison humaine qui est elle-même, nécessairement, le produit d’un milieu avec ses valeurs et ses aspirations. On ne peut regarder le Jarjouf seulement comme étant le corps masculin qui exerce sur la féminité une agression sexuelle, arrachant la femme de son milieu d’origine comme si elle n’était qu’un fruit tendre et succulent qui lui serait tombé de l’arbre, mais comme l’autorité despotique sous toutes ses formes. Le Jarjouf a exercé sur l’héroïne une spoliation culturelle en lui imposant ses conditions qui sont au nombre de cinq et qui ressemblent à cette main de fer que la culture de la violence et la logique de la force abattent sur toute conscience qui a eu l’audace de s’élever au sommet de l’arbre de la connaissance.
Itinéraire rempli d’amertume que celuilà qui commence par la mise en place brutale d’un rapport de maître à esclave. La sixième condition constitue même un clivage culturel entre les deux héros différentes. L’héroïne n’a pas en effet accepté l’autre partie avec ses spécificités (septième chambre), et le Jarjouf lui-même l’a rejetée en ce qu’elle a de spécifique et dans son identité même (meurtre du frère et dévoration de sa chair), si bien que le conte est dans son essence une première image du choc des civilisations. Il devient ensuite le récit d’une cohabitation piégée sous laquelle couve un long affrontement qui s’achève par le triomphe de la féminité en tant que symbole de la paix et de l’affirmation identitaire sur la barbarie et la culture du meurtre. A cela s’ajoute la progression dramatique de l’événement qui souligne un conflit de classes entre les deux héros, suggèrant subtilement deux niveaux de lecture.
Le premier reflète les maux et les peines de la classe la plus démunie et son aspiration à briser les chaînes que lui impose l’ogre idéologique et culturel (le Jarjouf). Il s’agit là d’un récit sous-jacent qui traduit avec précision la lutte des classes telle que la concrétise l’action entreprise par le frère et la soeur qui cherchent à éliminer le Jarjouf et à s’emparer des trésors. Cette action représente une révolte planifiée pour détruire l’empire de la peur et libérer l’esprit, symbolisé dans le conte par les trésors, et le reprendre aux forces barbares qui en avaient pris possession pour en faire leur bien. Le deuxième niveau est lié à l’action du Jarjouf qui veut imposer sa domination à l’héroïne par les moyens dont il dispose et qui évoquent tantôt l’ingéniosité des services de renseignement traquant les informations (retournement de la mère, de la soeur et de l’amie + « si tu vois que ses yeux sont ouverts, sois sûr qu’il dort et qu’il n’a conscience de rien ; si tu vois qu’il a les yeux fermés, sois sûr qu’il est réveillé et suit chaque mouvement autour de lui »), tantôt l’appareil répressif (meurtre du frère), tantôt, et à un troisième niveau, une tentative visant à effacer l’identité de l’héroïne et à l’arracher à ses racines identitaires (il veut la convaincre de manger la chair de son frère).
On ne peut, à partir de là, considérer La maison du Jarjouf, avec sa structure narrative qui met en scène l’événement, uniquement comme une illustration du passage de la civilisation rurale à celle de la ville. Le conte doit également être lu sur une base idéologique en tant qu’image de l’édifice institutionnel et politique avec ses divers soubassements et le clinquant de ses slogans publics (chambres immenses avec des meubles luxueux + remplies de pierres précieuses). Qui plus est, le chiffre sept met admirablement en lumière le fait que la force barbare symbolisée par le Jarjouf, qui est le maître de l’institution, divin, cette institution s’étant développée autour de la septième chambre (sacrée / profanée) pleine à ras bord (… de débris et de restes humains). Ainsi, nous sommes en présence de la « chambre » d’exercice du pouvoir, au sein de l’empire, exercice fondé sur l’élimination physique et la négation de la culture de l’autre.
L’état d’amaigrissement qui affecte la femme qui a eu l’indiscrétion et la témérité de braver l’interdit en violant le sanctuaire de la septième chambre signale de façon symbolique le réveil d’une conscience à travers ce message, surgi du coeur même du camp de l’autorité, qui est un appel à l’être providentiel par qui viendra la délivrance. Ce travail du symbole fait donc du texte un miroir réfractant la mémoire collective et la conduisant vers un projet philosophique, intellectuel, humain lié à plus d’un édifice civilisationnel. Nous trouvons à cet égard la civilisation islamique présente au sein du sens refoulé de l’histoire racontée, mais perceptible dans les allusions à trois instances : Pharaon, Moïse et Asie, avec un parallélisme à connotation quelque peu symbolique avec le Jarjouf, le frère fidèle et la soeur. Que le récit racontant fasse appel au texte coranique : « Annonce sa mise à mort à celui qui a tué » nous met en présence de deux cultures : la culture du meurtrier (les cinq doigts du Jarjouf) symbolisant la puissance et la férocité du meurtrier, face à la culture de la victime assassinée (le doigt du frère exécuté et son « amulette » : la bague emportée par le milan puis enterrée par la soeur.) L’agent de l’action est ici réprimé et exécuté, mais la suite du récit et l’imaginaire qui est à l’oeuvre renversent l’équation (erronée) et réécrivent l’histoire en conférant à la culture de la victime assassinée la force et la capacité de vaincre la culture du meurtrier et de donner de magnifiques fruits.
Le frère n’est-il pas l’authentique fruit de la patience ? Ainsi l’histoire est-elle, de par son atmosphère et ses péripéties, un cri jeté à la face du despotisme culturel et humain et un message clair qui offre à l’horizon de lecture une tonalité euphorisante en remettant les choses dans leur ordre exact, ne serait-ce que de façon médiate et après un délai. La continuité avec la civilisation grecque est perceptible à travers la recomposition par l’imaginaire populaire qui a transformé le cheval de Troie en une énorme citrouille à l’intérieur de laquelle le sauveur s’est caché pour franchir les fortifications de la demeure de l’injustice et abattre le tyran qui trouve tous les prétextes pour étendre son pouvoir, en particulier les prétentions illogiques par le Jarjouf à une parenté avec Al Walid où se lit tout le machiavélisme des despotes .
La civilisation babylonienne est également présente, là où l’image de Tammouz (juillet, dans le calendrier syriaque) se confond avec celle du frère, le berger trahi qui revient pour faire fleurir la terre et y répandre la justice et le printemps de la paix. En somme, l’histoire du Jarjouf a réussi à se faire l’écho des réalités présentes pour mettre à nu le mal viscéral qui n’a cessé tout au long de l’histoire de saper l’empire de la peur et démontrer que le meurtre et la destruction de la culture de l’autre sont les causes profondes et essentielles de l’effondrement des Etats et des empires. Le Jarjouf n’est-il pas un symbole du despotisme constitutif de ces empires ?
Dr Wajdan Al Saigh - Iraq