AL JAJOUKA : LA MUSIQUE MAROCAINE DES ORIGINES
Issue 22
La musique des peuples appartient à une seule famille où ce sont les mêmes rythmes, les mêmes sonorités qui coulent dans les veines de chacun, se reproduisant et essaimant à partir des mêmes origines. C’est ce qui explique sans doute le constant intérêt des Arabes pour les musiques des autres peuples. Un tel intérêt où la curiosité se mêle à la fascination pour les autres modes rythmiques a également amené de grands compositeurs occidentaux, à chercher leur inspiration dans des formes musicales telles que la musique turque (Mozart) ou arabe (la Carmen de Georges Bizet, par exemple, ou le Boléro de Maurice Ravel). Beaucoup de compositeurs se sont, de leur côté, attachés à faire revivre la musique populaire de leurs pays d’origine. L’un des cas les plus célèbres est celui du duo formé par les Hongrois Kodaly et Béla Bartok qui entreprirent une véritable action d’avant-garde en procédant à la collecte d’un héritage musical, quintessence de l’âme roumaine, hongroise et serbe, qui était voué la disparition et qu’ils ont su enregistrer et conserver à leur manière.
De telles recherches musicologiques n’étaient certes pas dénuées d’arrière-pensées nationalistes, en rapport avec les problématiques de l’identité liées aux crises de l’époque, mais, même si elles furent le signe d’un certain repli identitaire et d’un faible intérêt pour ce qui est l’objectif central de toute musique, à savoir l’ouverture sur l’autre, de telles recherches ont permis de consigner une mémoire musicale qui aurait pu disparaître avec l’entrée de l’Europe dans ce qui allait devenir la Première guerre mondiale.
De grands compositeurs européens ont donc intégré à leurs œuvres des formes mélodiques provenant d’aires géographiques qui leur étaient étrangères, ce qui leur a permis de récupérer des tonalités mais aussi des instruments appartenant à la tradition populaire. Une telle ouverture a largement contribué à l’enrichissement de la musique européenne et à la production de nouvelles formes mélodiques.
Pour les spécialistes de la musique anthropologique, ils ont eu le mérite de collecter des musiques relevant d’autres cultures, notamment celles qui étaient menacées de disparition, et de leur consacrer d’importantes études. Ils ont ainsi offert aux chercheurs un vaste éventail d’œuvres musicales, certaines écrites, d’autres pas. On citera l’exemple d’Alain Lemax dont les enquêtes approfondies sur la musique américaine constituent une véritable référence en ce qui concerne le blues ou la musique dite des desperados, mot qui désignait les hors-la loi de l’entre-deux guerres et des années 50. Cette dernière musique nous fournit de précieuses informations sur la vie, entre errance et détention, de ces desperados. Robert Palmer, Professeur de musique et critique au New York Times, a, lui aussi, enregistré de nombreuses pièces de blues et collecté une grande quantité d’œuvres cubaines qui furent ensuite diffusées par les plus grandes maisons américaines de disques. L’Anglais Hew Tracy a, lui, accompli un travail considérable de collecte de la musique africaine (Congo, Zimbabwe, Mozambique, etc.), et, même si son entreprise n’était pas dénuée d’arrière-pensées coloniales, ses enregistrements demeurent un document unique, tant sur le plan musical qu’ethnologique, cette musique étant en soi une source d’information non seulement sur les interactions mélodiques produites par la rencontre de cultures différentes, mais aussi sur la vie de ces populations africaines obligées d’émigrer de pays en pays pour aller travailler dans les mines d’Afrique du sud. Un travail similaire a été accompli par Aline Danilo qui a recueilli de rares spécimens de la musique populaire de l’Inde ou par le fondateur de la collection « Terre des hommes », Jean Malaurie, qui a enregistré d’innombrables mélodies des esquimaux du nord du Canada, mélodies qu’il considérait comme autant de messages adressés aux hommes d’aujourd’hui et de demain.
L’exploration des différentes formes de musique des peuples a, en fait, longtemps relevé de l’initiative individuelle, celle de chercheurs passionnés par la découverte et la sauvegarde d’œuvres témoignant d’un riche patrimoine culturel. Les groupes de rock qui se sont formés dans les années 60 ont souvent cherché, à l’instar des Beatles et des Rolling Stones, à enrichir et à renouveler leur propre musique en puisant dans l’héritage de peuples lointains. Brian Jones s’est, pour sa part, grandement inspiré de la jajouka marocaine, musique que l’auteur étudie de près dans ce travail, en tant que modèle de créativité populaire.
La musique des jbalas (montagnards de la région éponyme) qui s’étaient établis à Tanger a littéralement ébloui des spécialistes tels que Brian Jason ou l’écrivain Paul Bowles, lequel croyait, au départ, qu’il était venu à Tanger pour une mission spécifique de collecte musicale dans la partie nord du Maroc pour la Fondation Rockefeller et la Bibliothèque du Congrès, au terme de laquelle il serait rentré chez lui sans idée de retour. Bowles enregistra, en arpentant la région du Rif, 205 pièces témoignant de l’exceptionnelle richesse de la musique des tribus de Ketama, de Tahla, d’El Hoceïma, de Taza, du Nadhor, de Kasr el Kébir, de Berkane, etc. Mais il s’est attaché à ce patrimoine musical qui plonge ses racines dans l’histoire et les mythes ancestraux de l’homme marocain au point de décider de s’installer définitivement à Tanger où il demeura jusqu’à sa mort. De la musique il passa naturellement au récit et au roman, trouvant dans la culture et les paysages du Rif, mais aussi en ses musiciens autant qu’en ses conteurs populaires une source d’inspiration inépuisable.
L’une des observations importantes dégagées par Paul Bowles concerne la gémellité qui a toujours existé entre cette musique de la montagne et la danse, car ces prestations musicales allient les instruments à percussion (bendir, tabl – tambour) aux instruments à cordes (ghîta) ou à vent (mizmar). Mais ce sont les cheikhs de la musique tribale du village de Jajouka qui ont proprement ébloui Bowles, lequel révéla au monde cette musique qui était enfouie au fin fond des zones montagneuses. Celle-ci devait par la suite, grâce aux travaux de nombreux spécialistes en ethnologie musicale, connaître un succès planétaire.
Proche de Kasr el Kébir, le village de Jajouka (ou Jahjouka) qui compte cinq cents âmes est devenu, d’abord pour sa musique, puis pour son dialecte et ses traditions ancestrales, un cas d’école pour les anthropologues. Certains historiens rattachent la musique de Jajouka à l’oeuvre d’un saint homme appelé Sidi Ahmed el Cheikh qui est considéré comme le fondateur du village et l’homme qui a introduit l’Islam dans la région, mais qui fut surtout un philosophe et un poète inspiré. Il fut le premier à intégrer la musique à l’art du poème et à l’enseigner aux villageois.
La troupe de Jajouka a développé des formes musicales liées au soufisme et au paganisme. Les strophes mélodiques se succèdent pendant des heures et la musique se transforme en chant, public et chanteur finissant par communier dans un état proche du vertige et de l’inconscience. Les villageois autant que les grands amateurs de cette musique ne tarissent pas d’éloges sur ses vertus magiques et thérapeutiques. Cette réputation s’est étendue aux villages environnants au point que de nombreuses personnes souffrant de paralysie, de troubles psychiques ou de stérilité se rendent aujourd’hui encore à Jajouka en espérant trouver la guérison grâce à ses mélopées soufies et à la baraka de Sidi Ahmed el Cheikh. Mais outre ces croyances liées au soufisme, les musiciens ont joué un rôle important dans la propagation de coutumes païennes et le développement des danses endiablées. Ainsi des femmes stériles qui croient qu’il suffit que le danseur habillé de peaux chèvres appelé Boujloud les touche, au cours de la danse, avec un rameau d’olivier pour qu’elles deviennent fécondes.
La troupe appelée The masters musicians of jajouka, créée par Bachir El Attar, sur la suggestion de son ami Mick Jagger, a acquis une stature internationale, ses albums se vendent à des milliers d’exemplaires et sa musique a été adoptée par de nombreux cinéastes de Hollywood. Mais l’avènement mercantile de cette musique spirituelle dont beaucoup estiment qu’elle a été dévoyée ne fait pas l’unanimité chez les compatriotes d’El Attar qui, du reste, ne fit guère bénéficier le village de sa réussite matérielle. Jajouka fut ainsi amenée à s’opposer à son enfant célèbre en créant une seconde troupe pour préserver le patrimoine authentique du village. On imaginera aisément les avatars à l’échelon de Jajouka de la rivalité entre deux troupes, l’une tournée vers le marché international, l’autre jalouse de son art ancestral, mais l’une et l’autre composées d’artistes liés par d’étroits liens de parenté.
Saïd Boukrami
Maroc