L’IMAGINAIRE DANS LE CONTE POPULAIRE JUIF MAROCAIN Le conte du Prophète Joseph comme exemple
Issue 43
Dr Abdelkarim Al Souf
Le conte populaire met en jeu un ensemble d’éléments spécifiques – péripéties passionnantes, hautes valeurs, grands objectifs, etc. – qui concourent à captiver le lecteur. C’est l’une des raisons pour lesquelles il est considéré comme l’un des arts littéraires les plus anciens que les documents écrits ou la mémoire des hommes ont conservé. Parmi les rôles importants que le conte populaire a joués et les facteurs qui ont contribué à son émergence, l’auteur souligne le fait que ce type de récit a servi à transmettre des événements, à suppléer à certaines réalités, à critiquer la société, mais aussi à enseigner et à dénoncer les diverses formes d’injustice et d’oppression auxquelles les peuples ont été confrontés au long des siècles.
Le conte juif marocain ne sort pas de ce cadre. Son auteur a, lui aussi, réussi à se doter d’une marge de liberté qui lui permet d’exprimer son point de vue, ses aspirations et ses espoirs les plus illimités. Ceux-ci consistent, en premier lieu, à s’arrêter sur les étapes de l’histoire générale du judaïsme qui ont immortalisé certaines figures du passé, telle celle de Joseph (le Prophète Youssouf, que la Paix soit sur lui), qui ont une profonde résonance sur l’âme juive. En deuxième lieu, le conte jette une lumière crue sur le présent de la communauté israélite. Il permet, en troisième lieu, d’exprimer des rêves, des objectifs, des espérances, ou d’imaginer un autre monde auquel aucun sens ne permet d’accéder, mais qui se trouve lié au plus profond de la pensée créatrice à une aspiration spirituelle inséparable d’un credo dépassant la perception rationnelle.
Le rêve et les espérances du juif marocain qui le portent vers un monde – la terre mère – où régneraient la quiétude et la liberté, où les valeurs du bien trouveraient leur patrie, où se dissiperaient les voiles de l’injustice et disparaîtraient toutes les formes d’iniquité et d’exploitation constituent autant d’aspirations légitimes que le juif partage avec les autres humains. Mais seule, semble-t-il, l’imagination répond à cet élan – individuel ou collectif – de l’être, dès lors que ce dernier se heurte à la dure réalité ou à une situation historique difficile contre lesquelles, incapables de résister aux coups du sort et aux aléas de l’histoire, viennent se fracasser les rêves et les espoirs.
Le conteur juif marocain vit dans un état psychique marqué par le déséquilibre, un peu comme si l’un de ses organes se fût perdu à une époque de sa vie où la conscience n’aurait pas encore mûri, où l’âme se serait livrée à un combat contre elle-même pour se contraindre à dépasser cette étape de manque pour atteindre à cet équilibre où elle retrouverait l’« organe manquant », lequel n’est autre dans l’âme du créateur que le temple sacré. « Lorsque l’être sent que quelque chose lui a été enlevé, sa pensée se tourne (…) vers telle ou telle représentation d’un mal insidieux qui court dans les replis de l’univers. Tapie dans les profondeurs de l’être, cette inquiétude se traduit souvent par un sentiment de séparation et de perte. Quelque chose semble alors manquer à notre vie, notre existence serait devenue une sorte d’étendue déchirée, éparpillée, inachevée, et il se serait formé au fond de nous-mêmes les prémisses du sentiment que l’existence ne devrait pas être telle, et que nous avons perdu ce qui est essentiel à notre bonheur.
L’imaginaire juif dans le conte populaire de Joseph signale quelque chose (un rêve) qui s’est construit historiquement et religieusement dans l’inconscient culturel de la nation juive et qui a imposé son autorité aux individus non pas seulement dans le domaine des représentations, mais aussi dans celui de la création – pour ne pas dire qu’il est le sujet même de la création. L’étude de cet imaginaire a permis à l’auteur d’élaborer une image vivante de la subjectivité du conteur juif en train de construire ses rêves et de passer en revue les malheurs et les blessures qui en ont découlé.